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Vanités d’hier et d’aujourd’hui : permanence de l’éphémère

Peinture des vanités ou peinture vaniteuse ? L’invention de la nature morte chez Pieter Aertsen

Ralph Dekoninck

Résumés

A partir de l’œuvre du peintre anversois Pieter Aertsen, souvent présenté comme l’artiste ayant contribué à l’autonomisation de la nature morte au milieu du XVIe siècle, il s’agit d’explorer les frontières mobiles et indécises entre nature morte et vanité, deux genres iconographiques envisagés sous l’angle de leur création comme de leur réception et dans la tension entre éthique et esthétique qui les caractérise. Au-delà des débats sans fin sur les intentions précise de l’artiste balançant entre critique morale et pure délectation, nous cherchons à mettre en évidence la manière dont ses tableaux spiritualisent le réel non pas en vue de le condamner ni de l’exalter, mais pour déplacer l’attention sur son rendu pictural apprécié tant par l’esprit que par les sens, ce qui fait de son œuvre un jalon important dans l’émergence non seulement d’un genre pictural mais plus encore d’un rapport esthétique à l’œuvre d’art.

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Texte intégral

  • 1 Voir N. Bryson, Looking at the Overlooked. Four Essays on Still Life Painting, Londres, Reaktion Bo (...)

1Quiconque s’intéresse aux origines historiques de la vanité en peinture doit préalablement régler le problème des liens complexes entre nature morte et vanité, la frontière entre les deux tenant essentiellement à une question d’interprétation et de contexte. Hormis les classiques marqueurs symboliques caractérisant la vanité (crâne, sablier, bulle de savon, etc.), ce dernier genre au message moralisateur possède des frontières mouvantes, l’appellation seule de vanité pouvant convertir la pure délectation d’un trompe-l’œil en une leçon édifiante1. L’ambiguïté intrinsèque de la vanité n’est-elle pas de dénoncer en image les pouvoirs mêmes de l’image en une forme de réflexion méta-picturale ?

  • 2 Voir entre autres K. Moxey, Pieter Aertsen, Joachim Beuckelaer, and the Rise of Secular Painting in (...)

2Mais laissons provisoirement de côté cette délicate question pour s’interroger sur les origines du genre, sans prétendre pour autant repérer un point zéro, un unique moment fondateur, bien des signes avant-coureurs pouvant être avancés comme autant de jalons balisant les multiples résurgences ou rémanences de la vanité en peinture à différentes époques. Il est toutefois convenu d’attribuer l’invention de la nature morte/vanité (ne tranchons pas cette riche dialectique), ou plutôt la réinvention si l’on tient compte des précédents antiques, à un peintre ayant travaillé à Amsterdam et à Anvers, soit au carrefour des deux grandes écoles où s’épanouira ce genre pictural : Pieter Aertsen (1508-1575). Il fut en effet le premier, à en croire les spécialistes, à autonomiser la nature morte (scènes essentiellement de cuisine et de marché) par rapport aux scènes narratives auxquelles elle restait attachée jusqu’au XVIe siècle2.

  • 3 Je me permets de renvoyer à R. Dekoninck, « Entre Vanité en image et vanité de l’image : du statut (...)
  • 4 Voir P. Philippot, La peinture dans les anciens Pays-Bas (XVe-XVIe siècles), Paris, Flammarion, 200 (...)
  • 5 Voir R. Dekoninck, « De la violence de l’image à l’image violentée. L’iconoclasme protestant comme (...)

3Or un tel avènement ne peut se comprendre sans tenir compte de la profonde crise de l’image qui touche la culture visuelle des anciens Pays-Bas dans la seconde moitié du XVIe siècle, crise dont le principal symptôme fut l’iconoclasme de 15663. Mais cette « tempête de l’image », pour traduire l’expression néerlandaise (beeldenstorm) qualifiant cet événement, fut en grande partie le fruit d’une rupture d’équilibre dans l’alliance fragile entre réalisme et idéalisme qui travaillait la peinture flamande depuis le XVe siècle, l’ancien univers symbolique médiéval trouvant alors encore à se fondre dans une réalité illusionniste nouvellement conquise, mais qui finit par s’autonomiser faute de compréhension des sens cachés qu’elle était encore censée recéler4. La collusion du spirituel et du sensuel qui en découla attira les foudres des protestants qui en appelèrent à une purgation du sacré, et concomitamment à une autonomisation du profane5.

  • 6 V. Stoichita, L’instauration du tableau, 2e éd., Genève, Droz, 1999, p. 13-27. K. M. Craig, « Pars (...)
  • 7 Pieter Aertsen, Jésus chez Marthe et Marie, 1552, huile sur bois, 60 x 101,5 cm, Vienne, Kunsthisto (...)
  • 8 Voir K. Moxey, « Erasmus and the Iconography of Pieter Aertsen’s Christ in the House of Martha and (...)

4Or l’originalité de la peinture d’Aertsen, du moins dans ses premières œuvres, tient précisément dans la conjonction du profane et du sacré, mais en inversant l’ordre des priorités, puisque le profane est projeté au devant de la scène, créant ainsi ce qu’on a appelé une nature morte inversée, dans le sens où ce qui relevait jusque-là du parergon se trouve transformé en ergon6. Cette inversion a été diversement interprétée : soit comme une façon d’autonomiser progressivement la nature morte qui trouve encore à se justifier par la présence d’un thème religieux, lequel finira par n’être plus qu’un prétexte à admirer le réalisme des objets et événements quotidiens ; soit comme une façon de mieux asseoir le sens spirituel de tels tableaux en exhibant une réalité repoussoir. Cela a été démontré pour Le Christ chez Marthe et Marie du Musée de Vienne7, tableau datant de 1552 et qui constitue un des tout premiers exemples d’« image dédoublée » pour reprendre l’expression de V. Stoichita (fig. 1). Il montre le moment où le Christ reproche à Marthe son affairement aux tâches bassement matérielles comme la préparation du repas, alors que sa sœur a choisi la meilleure part, c’est-à-dire les nourritures spirituelles, comme le dit le texte évangélique (Luc 10, 38-42), reproduit en partie sur le linteau de la cheminée, tandis que les références scripturaires sont inscrites sur le pavement. Si la représentation au premier plan d’aliments grandeur nature, en particulier l’imposant gigot, constitue, pour l’époque, une véritable « hérésie » picturale exhibant une réalité inesthétique8, celle-ci se trouve justifiée du fait qu’elle est censée délivrer un message moralisateur : toutes ces nourritures ne peuvent rassasier l’esprit ; seule la parole du Christ est nourrissante et vivifiante. La chair s’oppose ainsi au Verbe. La monumentalisation du profane, représenté ici grandeur nature, permet donc paradoxalement de contraster et renforcer l’importance du message religieux en pointant que l’essentiel n’est pas là où on le croit. Opposés à la vertu incarnée par les personnages bibliques de l’arrière-plan, les objets de l’avant-plan, devenus figures repoussoirs, sont ainsi convertis en allégories du vice, autrement dit en vanités, appellation bien sûr encore inconnue à l’époque. Les véritables trompe-l’œil que sont ces tableaux de grandes dimensions ne seraient donc pas à apprécier pour leurs seules qualités illusionnistes, mais ne prendraient sens qu’une fois interprétés comme porteurs d’un symbolisme religieux retournant les apparences en leçons édifiantes sur les appétits charnels, la nourriture symbolisant les préoccupations terrestres et les appétits les plus vils, certains aliments n’étant d’ailleurs pas dénués de connotations érotiques.

5Mais force est de constater que la relégation de la scène biblique dans les coulisses de la représentation met visuellement à distance ce message spirituel au profit de l’exhibition des réalités prosaïques dont le traitement hyper-réaliste crève littéralement l’écran : le trompe-l’œil de l’avant-plan, que d’aucuns ont pu qualifier d’« agressif », est conçu pour donner l’illusion d’une communication entre l’espace fictif du tableau et l’espace réel dans lequel il se trouvait originellement inscrit. Et quand on sait, grâce à des textes d’époque, que de tels tableaux étaient accrochés aux murs des cuisines ou des salles à manger, on comprend que l’effet illusionniste s’en trouvait renforcé.

  • 9 E. Panofsky, « Jan van Eyck’s Arnolfini Portrait », Burlington Magazine, 64, 1934, p. 117-127, repr (...)
  • 10 E. Panofsky, Les Primitifs flamands, op. cit., p. 262.
  • 11 Ibid., p. 264.
  • 12 Ibid.
  • 13 Ibid., p. 265.

6L’interprétation de tels tableaux semble donc balancer entre réalisme et symbolisme. Cette hésitation dans les recherches menées sur l’œuvre d’Aertsen témoigne à vrai dire du vif débat qui touche, depuis près d’un siècle, au statut de la peinture des Pays-Bas tant du Sud que du Nord, du XVe au XVIIe siècle. Pour expliciter ses enjeux, il convient de rappeler l’origine du débat. Il prend naissance en 1934 à l’occasion de la parution d’un article d’Erwin Panofsky consacré au célèbre tableau des Époux Arnolfini de Jean van Eyck9. C’est à l’occasion de cette analyse que Panofsky utilise pour la première fois l’expression de « disguised symbolism » qui a été traduite en français par « symbolisme caché ». En forgeant un tel concept, Panofsky voulait résoudre la contradiction apparente entre, d’une part, un art qui se fait de plus en plus réaliste et, d’autre part, la survivance d’une pensée symbolique héritée du moyen âge. Le réalisme et le symbolisme peuvent en effet apparaître comme des réalités antinomiques. Car il est clair que plus un tableau se rapproche de la réalité, plus il est difficile à l’artiste d’exprimer symboliquement ce qu’il a à dire. Comme le souligne Panofsky lui-même, « un art non perspectif et non naturaliste, qui ne reconnaît l’unité ni de l’espace ni du temps, peut employer des symboles sans se soucier de leur vraisemblance ni même de leur possibilité empirique »10. En revanche, un mélange d’éléments réels et d’éléments symboliques se révèle moins compatible avec un style qui commence à s’adonner au naturalisme. Mais le monde de l’art, reconnaît Panofsky, ne pouvait devenir tout à coup un monde d’objets vide de sens : « Il était impossible de passer directement de la définition de saint Bonaventure, pour qui un tableau est une chose qui instruit, suscite de pieuses émotions et réveille des souvenirs, à la définition de Zola, qui considère un tableau comme “un coin de nature vu à travers un tempérament”. »11 D’où la solution du symbolisme caché : « Il fallait trouver un moyen de concilier ce nouveau naturalisme avec un millénaire de tradition chrétienne, et l’on y parvint grâce à ce qu’on peut appeler un symbolisme caché ou déguisé, en opposition à un symbolisme manifeste ou évident. »12 Derrière une façade faite de scènes réalistes, riches de multiples détails descriptifs, à première vue innocents, se cacheraient donc une quantité de signes symboliques fournissant aux spectateurs un message théologique précis. C’est de cette façon que se serait opérée la synthèse du naturalisme et du symbolisme qui n’en reste pas moins sous-tendue par un riche paradoxe ainsi énoncé par Panofsky : « plus les peintres éprouvent de bonheur à découvrir le monde et à le reproduire, plus ils ressentent intensément la nécessité d’infuser des significations à chacun de ses éléments ; à l’inverse, plus ils s’efforcent de traduire les subtilités et les complexités de la pensée et de l’imagination, plus avidement ils explorent le monde du réel »13.

  • 14 Voir les recensions suivantes de l’ouvrage de Panofsky : J. Held, « Early netherlandish painting, i (...)
  • 15 Voir S. Alpers, L’Art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle, trad. J. Chavy, Paris, (...)
  • 16 Voir K. Moxey, « Interpreting Pieter Aertsen : The Problem of ‘Hidden Symbolism’ », Nederlands Kuns (...)

7Une telle vision n’a pas manqué de susciter de vives réactions14. Faute de pouvoir envisager toutes les finesses de cette intense controverse, je rappellerai simplement que pour les contradicteurs de Panofsky, il n’est bien entendu pas question de dépouiller la peinture du XVe siècle de tout contenu symbolique, mais plutôt de poser des limites à la quête éperdue du sens caché, exercice dans lequel se sont complues plusieurs générations d’historiens de l’art trouvant dans la peinture du XVe siècle un merveilleux terrain de chasse aux symboles. Mais à mesure que le gibier se raréfiait, la chasse a été étendue à la peinture de genre flamande et hollandaise des XVIe et XVIIe siècles. Or ce changement de contexte historique et artistique posait de façon encore plus critique le problème des limites de la quête herméneutique, pour ne pas dire hermétique, dans un art plus ouvertement naturaliste et descriptif que narratif et symbolique15. C’est ainsi que l’œuvre d’Aertsen a suscité tout naturellement ce même questionnement quant à la nature du message voulu par l’artiste, mais surtout quant aux modes de réception de ses œuvres au XVIe siècle16. Au-delà des tableaux insérant discrètement des scènes évangéliques et appelant pour cette raison une interprétation spirituelle, la question s’est posée de façon plus insistante pour les œuvres ayant fait complètement disparaître toute narration religieuse au profit d’une mise en scène d’étals de marché ou d’intérieurs de cuisine (fig. 2). Comme si, en une forme de rémanence, la référence religieuse à présent invisible se laissait encore deviner derrière les apparences profanes, la tentation fut grande de voir dans ces tableaux des critiques dissimulées d’une société bourgeoise et marchande, le paradoxe voulant que ce genre d’images soit précisément destiné à cette classe de la société.

  • 17 « Car il y a lieu d’insérer ici les artistes dont le pinceau s’est illustré dans des genres pictura (...)
  • 18 B. Pascal, Pensées, dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1963, 134-77-40.
  • 19 Voir R. L. Falkenburg, « Pieter Aertsen, Rhyparographer », dans J. Koopmans e.a. (éds), Rhetoric, R (...)
  • 20 Ch. Sterling, La nature morte de l’antiquité à nos jours, Paris, Tisné, 1952 (nouvelle édition révi (...)
  • 21 G. Irmscher, « Ministrae voluptatum : stoicizing ethics in the market and kitchen scenes of Pieter (...)

8La dialectique, plutôt que la polarité, entre symbolisme et réalisme n’est pas absente des commentaires contemporains à propos de l’œuvre d’Aertsen. Ainsi des humanistes, comme Hadrianus Junius, n’ont pas manqué de rapprocher ce genre de tableau d’une référence antique classique empruntée à Pline l’Ancien, celle de la rhyparographie, c’est-à-dire de la peinture des choses humbles et insignifiantes, soit le plus bas des genres en peinture mais dans lequel le peintre grec Piraeicus aurait, selon Pline17, atteint la plus grande gloire, ses œuvres attirant, pour reprendre la célèbre pensée de Pascal18, l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux19. Une nuance doit toutefois être apportée : Charles Sterling fut le premier à relever une distinction faite dans la littérature antique entre rhopographie et rhyparographie : alors que le premier terme ne désigne que la nature insignifiante des objets, le second y ajoute une acception péjorative en présentant ces objets comme dégoûtants, bas, vils20. Un tel distinguo pourrait convenir pour opérer la différence souvent imperceptible entre nature morte et vanité, la seconde portant un jugement de valeur sur la nature des objets représentés. Or dans la peinture d’Aertsen seule l’adjonction d’une scène religieuse permet, par contraste, de jeter l’opprobre sur le monde profane. Mais qu’en est-il lorsque ce sujet religieux disparaît complètement, comme c’est le cas des nombreuses peintures réalisées par Aertsen et ses suiveurs, peintures accordant une place exclusive à des scènes de marché ou de cuisine ? L’alternative d’une interprétation de ces œuvres en termes de symbolisme caché ou en termes de réalisme21, comme s’il s’agissait de choisir entre le message moralisateur et le pur plaisir pris à la contemplation d’un trompe-l’œil, ne rend pas compte d’un enjeu guère mis en évidence dans les études consacrées à ces œuvres et qui coordonne pourtant les deux orientations herméneutique et esthétique plutôt que de les opposer.

  • 22 Georgette de Montenay, Emblèmes ou devises chrestiennes, Lyon, J. Marcorelle, 1567 ; reprint de l’é (...)

9Cette dialectique trouve l’une de ses clés dans un emblème gravé par Pierre Woeriot et parut à Lyon dans les Emblèmes ou devises chrétiennes22 de Georgettes de Montenay (fig. 3). Composant l’axe central de l’image, un homme richement vêtu se détourne d’une table garnie de mets divers pour pointer du doigt un même festin représenté en peinture sur le mur d’une bâtisse. À gauche de ce personnage, un cartouche sert de support à une sentence extraite d’Isaïe (5, 13) : Propterea captivus ductus est populus (« Voilà pourquoi le peuple est prisonnier, voilà ce qui le conduit »). Comme le veut l’économie iconotextuelle de l’emblématique – créant par l’assemblage d’une courte phrase et d’une image une obscurité relative susceptible de piquer la curiosité du lecteur-spectateur –, une subscriptio, troisième élément de l’unité emblématique, vient éclairer cette relation signifiante. Dans le cas présent, ce texte accompagnateur nous révèle le sens du message de la manière suivante :

Ce phantastiq a dequoy sustenter
Ses appetits, s’ils estoyent raisonnables
Mais comme fol s’ayme mieux contenter
De vivres peincts, plaisans, non profitables.
On void tels cas aujourd’hui deplorables,
En maints gentils & sublimes espris,
Qui se paissans de mensonges & fables
La verité solide ont en mespris.

  • 23 « Heu volucres nimium petulanti in pectore sensus, Frivola cum veris utiliora putant. Futilibus sol (...)
  • 24 Je cite la traduction de P. Choné, « Pierre Woeiriot ou la pensée du simulacre », art. cit., p. 174 (...)
  • 25 Ibid.
  • 26 La source littéraire qui inspire cette morale provient fort probablement du récit du banquet d’Héli (...)
  • 27 P. Choné, « Pierre Woeiriot ou la pensée du simulacre », art. cit., p. 176.
  • 28 Ibid., p. 198.

10Ce sens se trouve confirmé dans la première version latine parue plusieurs années après la française : « Hélas, il y a trop de sensations légères dans le cœur désirant, quand on estime plus utiles les choses frivoles que les vraies. La solide sagesse ne réside pas dans des futilités, et la faim ne peut pas être chassée par des mets peints. »23 Dans une édition ultérieure, publiée à Francfort en 1619, le même emblème est accompagné de textes en plusieurs langues. La version italienne met particulièrement en évidence les tromperies de la peinture : « De la peinture de mets délicats, sains, abondants, bien bête est celui qui pense se rassasier. Et bien qu’elle nourrisse les yeux, néanmoins la faim ne s’en ira pas. Tels sont ces esprits balourds qui s’empiffrent de balivernes, de mensonges, et laissent de côté la vérité claire : à la fin ils ne trouvent que des pleurs. »24 La finale de la version allemande mérite également d’être citée : « […] Enjôlée, la sagesse la plus ferme dévore des yeux des billevesées futiles. Ne désirez pas d’être séduits par un banquet en peinture »25. La morale de la comparaison est on ne peut plus claire : en une espèce de réécriture du mythe de la caverne – la manipulation en moins, puisqu’il est loisible au personnage de la gravure de se détourner à tout moment du monde factice pour se sustenter de nourritures bien réelles –, se trouve ici fustigée la folie humaine qui consiste à préférer les images à la réalité, c’est-à-dire les mensonges à la vérité26. Comme l’écrit Paulette Choné, le monde véritable, « dans lequel l’homme se rassasie de mets appétissants et nourrissants, capables de combler ses sens et d’entretenir en lui la vie », est opposé à une fiction « qui sollicite la vue seule, déçoit les autres sens et se révèle incapable de nourrir le corps »27. Lorsque l’on sait par ailleurs que le graveur, Pierre Woeriot, comme l’auteur du texte, Georgette de Montenay, sont tous deux protestants, le message moralisateur gagne en signification religieuse : la réalité tangible devient la métaphore de la vérité évangélique, dont certains se détournent au profit des billevesées en tout genre. Le fait que ces billevesées soient ici symbolisées par une peinture n’est vraiment pas un hasard. Derrière une telle charge, on ne peut en effet s’empêcher de penser à la critique protestante de l’« idolâtrie papistique », cette adoration qui ne fait plus de différence entre l’image et ce qu’elle représente. Dans notre emblème, le caractère mensonger de l’image est pointé par le biais de la présence de cette affiche dérisoire dont deux angles déjà se décollent. Comme l’écrit Paulette Choné, « à l’opposé d’une vanité ordinaire, qui jette le discrédit sur la réalité, [celle-ci] dénonce la vanité de la peinture de “vanité” »28.

11Peut-on en dire autant des tableaux d’Aertsen ? Vont-ils eux aussi jusqu’à se dénoncer comme fictions détournant le spectateur de la réalité spirituelle ? N’y a-t-il pas un paradoxe à ce que ce soit une œuvre d’art qui dénonce les mensonges de la représentation ? Ce paradoxe se trouve renforcé chez un artiste qui consacre toute sa vie à la peinture et qui s’est senti profondément choqué par l’iconoclasme de 1566 comme le rapporte Karel van Mander dans son Schilderboeck de 1604. Il apparaît donc fort peu vraisemblable qu’il ait été mu par la volonté de révéler la vanité d’admirer la ressemblance de choses peintes dont on n’admire point les originaux, c’est-à-dire non seulement de jeter le discrédit sur la réalité représentée, mais plus encore de fustiger en peinture ce pouvoir même de la peinture. La force de ses tableaux tient en effet à leur capacité à éveiller le sens non seulement visuel, mais aussi les sens olfactif, tactile et surtout gustatif. Ils sont littéralement goûtés des yeux, à tel point d’inciter le spectateur à préférer les copies aux originaux. Ce n’est donc pas tant une quête du sens symbolique ni même une auto-critique sapant les pouvoirs de l’illusion qui apparaissent primordiales qu’une délectation proprement synesthésique qui n’en perd pas pour autant ses objectifs spirituels. Mais de quelle nature peuvent être ces derniers ?

  • 29 Fl. Dumora, « Les viandes peintes. Imaginaire, spirituel et figuré », dans R. Dekoninck et A. Guide (...)
  • 30 Notons que la métaphore alimentaire court dans la littérature spirituelle de l’époque pour désigner (...)

12Pour faire retour à l’emblème de Woeriot, cette dernière hypothèse trouve à s’étayer par une lecture inversant la logique de l’interprétation que semblent imposer les divers textes accompagnant l’image. Comme l’a très bien souligné Florence Dumora, cette autre voie herméneutique consiste à voir dans toute représentation une forme de spiritualisation de la réalité29. Dans ce cas, les biens réels et tangibles ne s’opposent plus aux biens imaginaires et faux que représenterait la peinture, mais aux biens spirituels que la peinture est capable d’évoquer30. Or c’est bien avec ce pouvoir d’évocation que joue délibérément Aertsen. Plus encore, c’est le désir que ce pouvoir est susceptible de provoquer chez le spectateur qui constitue le principal ressort de son art, un désir capable de détourner des biens réels pour en quelque sorte les spiritualiser en invitant à les goûter pour leurs seules qualités formelles et leur bouleversant réalisme. Ce qui est jugé vil se trouve ainsi élevé au rang d’une certaine dignité artistique. En cela l’œuvre d’Aertsen invalide la pensée de Pascal : la peinture des vanités n’est pas vaniteuse, mais tout au contraire contribue à convertir ces vanités en objets de délectation, orientant de la sorte le spectateur vers un spirituel qui n’est plus vraiment de nature religieuse mais de nature proprement artistique, ce qui fait de son œuvre un jalon important dans l’émergence non seulement d’un genre pictural mais plus encore d’un rapport esthétique à l’œuvre d’art.

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Notes

1 Voir N. Bryson, Looking at the Overlooked. Four Essays on Still Life Painting, Londres, Reaktion Books, 1990.

2 Voir entre autres K. Moxey, Pieter Aertsen, Joachim Beuckelaer, and the Rise of Secular Painting in the Context of the Reformation, New York et Londres, Garland, 1977.

3 Je me permets de renvoyer à R. Dekoninck, « Entre Vanité en image et vanité de l’image : du statut incertain de la représentation dans les Pays-Bas à la charnière des XVIe et XVIIe siècles », Littératures Classiques, 56, 2005, p. 57-70.

4 Voir P. Philippot, La peinture dans les anciens Pays-Bas (XVe-XVIe siècles), Paris, Flammarion, 2008.

5 Voir R. Dekoninck, « De la violence de l’image à l’image violentée. L’iconoclasme protestant comme rupture fondatrice », dans Questionnements de la violence, sous la direction de J. Boulogne, Lille, Presses de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, 2001 (« Ateliers », 28), p. 57-68.

6 V. Stoichita, L’instauration du tableau, 2e éd., Genève, Droz, 1999, p. 13-27. K. M. Craig, « Pars Ergo Marthae Transit : Pieter Aertsen’s ‘Inverted’ Paintings of Christ in the House of Martha and Mary », Oud Holland, 97, 1983, p. 25-39 ; A. Grosjean, « Toward an Interpretation of Pieter Aertsen’s Profane Iconography », Konsthistorisk Tidskrift, 43, 1974, p. 121-143 ; M. A. Sullivan, « Aertsen’s Kitchen and Market Scenes : Audience and Innovation in Nothern Art », The Art Bulletin, 81, 1999, p. 236-266.

7 Pieter Aertsen, Jésus chez Marthe et Marie, 1552, huile sur bois, 60 x 101,5 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

8 Voir K. Moxey, « Erasmus and the Iconography of Pieter Aertsen’s Christ in the House of Martha and Mary in the Boymans-Van Beuningen Museum », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 34, 1974, p. 335-361.

9 E. Panofsky, « Jan van Eyck’s Arnolfini Portrait », Burlington Magazine, 64, 1934, p. 117-127, repris dans E. Panofsky, Les Primitifs flamands, Paris, Hazan, coll. « 35/37 », 1992 [1971], p. 366-371. Voir également dans ce même livre, le chapitre V (p. 252-276) intitulé : « Réalité et symbole dans la peinture primitive flamande : Spiritualia sub metaphoris corporalium ».

10 E. Panofsky, Les Primitifs flamands, op. cit., p. 262.

11 Ibid., p. 264.

12 Ibid.

13 Ibid., p. 265.

14 Voir les recensions suivantes de l’ouvrage de Panofsky : J. Held, « Early netherlandish painting, its origin and character », Art Bulletin, 37, 1955, p. 205-234 ; L. Delaissé, « Enluminure et peinture dans les Pays-Bas. A propos du livre d’E. Panofsky Early Netherlandish Painting », Scriptorium, 11, 1957, p. 115-118 ; O. Pächt, « Panofsky’s Early Netherlandish Painting  », Burlington Magazine, 97, 1956, p. 267-277. Voir également J. Marrow, « Symbol and meaning in nothern European art of the late middle ages and the early Renaissance », Simiolus, 16, 1986, p. 155-169 ; L. Benjamin, « Disguised symbolism exposed and the history of early Netherlandish painting », Studies in Iconography, 2, 1976, p. 10-23 ; B. Lane, « Sacred versus profane in early Netherlandish painting », Simiolus, 18, 1988, p. 107-115 ; J. B. Bedaux, « The reality of symbols : the question of disguised symbolism in Jan van Eyck’s Arnolfini Wedding », Simiolus, 16, 1986, p. 5-26.

15 Voir S. Alpers, L’Art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle, trad. J. Chavy, Paris, Gallimard, 1990.

16 Voir K. Moxey, « Interpreting Pieter Aertsen : The Problem of ‘Hidden Symbolism’ », Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek, 40, 1989, p. 29-39 ; K. Moxey, « The ‘humanist’ market scenes of Joachim Beuckelaer ; moralizing exempla or ‘slices of life’ ? », Jaarboek van het Koninklijk Museum voor Schone Kunsten,1976, p. 109-187.

17 « Car il y a lieu d’insérer ici les artistes dont le pinceau s’est illustré dans des genres picturaux mineurs. Parmi eux il y a Piraeicus : bien qu’il fût inférieur à peu de peintres sur le plan de l’art, je ne sais si, par son choix délibéré, il ne s’est pas fait du tort, puisque, tout en se bornant à des sujets bas, il n’en a pas moins atteint dans le genre le sommet de la gloire. Il a peint des boutiques de cordonniers, des ânes, des comestibles et d’autres sujets du même ordre – il fut pour cela surnomé le “rhyparographe” (peintre d’objets vils) –, faisant montre en cela d’un choix fort habile, car le prix de tels tableaux monta bien plus que les très grandes compositions de nombreux maîtres. » Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 112, trad. J.-M. Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 99.

18 B. Pascal, Pensées, dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1963, 134-77-40.

19 Voir R. L. Falkenburg, « Pieter Aertsen, Rhyparographer », dans J. Koopmans e.a. (éds), Rhetoric, Rhétoriqueurs, Rederijkers, Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen. Verhandelingen, afd. Letterkunde, 162, 1995, p. 197-217 ; R. L. Falkenburg, « Alter Einotous : over de aard en herkomst van Pieter Aertsens stilleven-conceptie », Nederlands kunsthistorisch Jaarboek, 40, 1989, p. 41-66 ; R. L. Falkenburg, « Pieter Aertsen’s Kitchen Maid in Brussels : a Peek into the Kitchen of Art », dans J. F. van Dijkhuizen e.a. (éds), Living in Posterity : Essays in Honour of Bart Westerweel, Hilversum, 2004, p. 95-105.

20 Ch. Sterling, La nature morte de l’antiquité à nos jours, Paris, Tisné, 1952 (nouvelle édition révisée, Paris, Macula, 1985).

21 G. Irmscher, « Ministrae voluptatum : stoicizing ethics in the market and kitchen scenes of Pieter Aertsen and Joachim Beuckelaer », Simiolus, 16, 1986, p. 219-232.

22 Georgette de Montenay, Emblèmes ou devises chrestiennes, Lyon, J. Marcorelle, 1567 ; reprint de l’édition de 1571, Menston, Scolar Press, 1973. Sur l’emblème en question, voir P. Choné, « Pierre Woeiriot ou la pensée du simulacre », Glasgow Emblem Studies, 6, 2002, p. 171-203.

23 « Heu volucres nimium petulanti in pectore sensus, Frivola cum veris utiliora putant. Futilibus solida haut capitur sapientia nugis : Nec pictis dapibus pellitur esuries. » Georgette de Montenay, Emblematum christianorum centuria / Cent emblemes chrestiennes, Zurich, 1589, p. 37. Pour les versions dans d’autres langues, voir le site des French Emblems at Glasgow.

24 Je cite la traduction de P. Choné, « Pierre Woeiriot ou la pensée du simulacre », art. cit., p. 174, note 2.

25 Ibid.

26 La source littéraire qui inspire cette morale provient fort probablement du récit du banquet d’Héliogabale : « […] il servit à ses parasites des repas de verre, et quelquefois mettait sur la table des nappes peintes, représentant les mets qui devaient paraître, et dans la même quantité que devait en contenir le service ; ces peintures étaient faites en broderie, ou en point de tapisserie ; d’autres fois c’étaient des tableaux peints qui leur représentaient le dîner entier, et devant tout cela ils étaient tourmentés par la faim » (Ælius Lampridius, Vie d’Antonin Héliogabale, XXVII). Nous avons affaire à un véritable lieu commun qui trouve diverses expressions à la même époque, comme dans le Dictionnaire chrétien de Nicolas Fontaine : « Un phrénétique mourant de faim, rejetterait les meilleures viandes, et soupirerait après celles qu’il verrait peintes dans un tableau, est l’image des hommes qui repaissent leurs yeux et leurs âmes des biens imaginaires, qui ne font qu’irriter la faim, au lieu de soupirer vers les biens solides et réels » (Nicolas Fontaine, Dictionnaire chrétien, Paris, E. Josset, 1691, p. 481). Voir également P. Nicole, La Perpétuité de la foi de l’Église catholique concernant l’eucharistie, défendue contre les livres du Sieur Claude, Paris, 1669, p. 412.

27 P. Choné, « Pierre Woeiriot ou la pensée du simulacre », art. cit., p. 176.

28 Ibid., p. 198.

29 Fl. Dumora, « Les viandes peintes. Imaginaire, spirituel et figuré », dans R. Dekoninck et A. Guiderdoni (éds), La sainte fiction. Esthétique et spiritualité durant le premier âge moderne, Louvain, Peeters, à paraître en 2012.

30 Notons que la métaphore alimentaire court dans la littérature spirituelle de l’époque pour désigner la fonction même de l’image. Ainsi pour François Borgia, troisième général des Jésuites, « la fonction de l’image est comparable à la préparation d’un aliment que l’on doit manger, de manière qu’on ne puisse que le manger » (Fr. Borgia, El evangelio meditado, éd. F. Cervós, Madrid, 1912, p. 7, trad. P.-A. Fabre, Ignace de Loyola. Le lieu de l’image, Paris, Vrin/EHESS, 1992, p. 243). L’image rend la nourriture spirituelle plus savoureuse afin qu’elle soit plus facilement mastiquée par l’entendement et digérée par la volonté qui en tirera toute l’énergie nécessaire à l’accomplissement de la volonté divine. L’assimilation de la matière spirituelle se laisse ainsi comparer à l’œuvre même de l’image dont la ruminatio visuelle ou le simple goût concourt à cette digestion des fruits de la méditation.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ralph Dekoninck, « Peinture des vanités ou peinture vaniteuse ? L’invention de la nature morte chez Pieter Aertsen », Études Épistémè [En ligne], 22 | 2012, mis en ligne le 01 septembre 2012, consulté le 15 octobre 2018. URL : http://journals.openedition.org/episteme/363 ; DOI : 10.4000/episteme.363

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Auteur

Ralph Dekoninck

Professeur d’histoire de l’art à l’Université de Louvain et co-directeur du Centre d’analyse culturelle de la première modernité (GEMCA), Ralph Dekoninck mène des recherches sur les rapports entre théorie de l’art et théologie de l’image au premier âge moderne. Parmi ses publications, on peut citer : Ad Imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVIIe siècle, Geneva, Droz, 2005 (Travaux du Grand Siècle, XXVI). L’idole dans l’imaginaire occidental, R. Dekoninck et M. Watthee-Delmotte (éds), Paris, L’Harmattan, 2005. Emblemata sacra. The Rhetoric and Hermeneutics of Illustrated Sacred Discourse, R. Dekoninck et A. Guiderdoni-Bruslé (éds), Turnhout, Brepols, 2007. Aux limites de l’imitation. L’ut pictura poesis à l’épreuve de la matière, R. Dekoninck, A. Guiderdoni et N. Kremer (éds), Amsterdam, Rodopi, 2009 (« Faux Titres », 342). Ut pictura meditatio. The Meditative Image in Nothern Art, 1500-1700, R. Dekoninck, A. Guiderdoni-Bruslé & W. Melion (éds), Turnhout, Brepols (« Proteus », 4), 2012. Relations artistiques entre l’Italie et les anciens Pays-Bas (16e-17e siècles), R. Dekoninck (éd.), Turnhout, Brepols, 2012. Fictions sacrées. Esthétique et théologie durant le premier âge moderne, R. Dekoninck, A. Guiderdoni-Bruslé et E. Granjon (éds), Leuven, Peeters (« Art and Religion »), 2012.

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